Johann Friedrich von Schiller, Allemand (10 novembre 1759, Marbach, Wurtemberg – 9 mai 1805, Weimar) Avec Gœthe, il est la “grande figure” allemande du siècle ; tout comme lui, d’abord exalté par le “Sturm und drang”, il retourne à une éthique et à une esthétique classiques qu’il faut se garder de confondre avec un classicisme “à la française” : plutôt du Shakespeare, mais pour qui le théâtre serait aussi une école de vertu. Au fil du temps, le bruit et la fureur s’apaisent, la contestation d’un ordre fondé sur l’injustice devient plus raisonnée ; demeurent les problèmes éternels de la faute et du rachat, de la justice et de l’injustice. Il ne faudrait pas cependant voir en Schiller uniquement un homme d’idées : c’est avant tout un grand dramaturge, épris d’idéal et de liberté. Le fameux Hymne à la joie, qui termine la IXe symphonie de Beethoven, est exemplaire de cette aspiration que l’on voudrait croire éternelle. Le Criminel par infamie est un texte capital, la somme de ses écrits de jeunesse et un sismographe de l’époque. Il marque clairement la transition entre la révolte première et la conception esthétisante de sa maturité. Par sa densité, sa plasticité, sa violence, sa construction, ce récit paru en 1786 reste exemplaire. H. Böll se souviendra de la portée de la fable lorsqu’il écrira L’Honneur perdu de Katharina Blum, dans lequel l’engrenage de la déchéance est identique. “Schiller était un homme d’un génie rare et d’une bonne foi parfaite, ces deux qualités qui devraient être inséparables, au moins dans un homme de lettres… C’est une belle chose que l’innocence dans le génie et la candeur dans la force” (Madame de Stael). « L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte, 1750-1950. »
Giordana Charuty
p. 208-219
Référence(s) :
L’Europe des esprits, ou la fascination de l’occulte, 1750-1950, sous la direction de Serge Fauchereau et de Jöelle Pijaudier-Cabot, Éditions des musées de Strasbourg, 2011, 422 p.
Texte intégral
Texte intégral en libre accès disponible depuis le 28 mai 2013.
1La
grande exposition qui s’est tenue, sous ce titre, du 8 octobre 2011 au
12 février 2012 au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg
puis, du 31 mars au 15 juillet 2012, au Zentrum Paul Klee de Berne,
intéresse à plus d’un titre les anthropologues soucieux d’échanges avec
les historiens de l’art. En effet, conçue par Serge Fauchereau dans une
perspective d’histoire culturelle faisant dialoguer les arts et les
pays, elle invite à parcourir deux siècles de rapports entre pratiques
artistiques et conceptions religieuses hétérodoxes à l’échelle
européenne. Les œuvres, connues et moins connues, voire ignorées,
viennent de l’Europe du Nord et de l’Europe centrale, de France,
d’Allemagne, de Belgique, de Suisse, des deux péninsules Ibérique et
Italique, du Royaume-Uni et de Russie. Les textes du somptueux catalogue
sont signés par des conservateurs, historiens de l’art, écrivains,
philosophes, historiens des sciences rassemblés par le maître d’œuvre
qui introduit longuement toutes les sections à l’exception de la
dernière, consacrée à l’expérimentation scientifique. « On ne peut pas
se contenter d’un art, dans un pays », « on ne peut pas séparer ceux qui
se fréquentent », aime à répéter Fauchereau qui, après avoir enseigné
la littérature américaine aux États-Unis, a appris auprès de Pontus
Hulten à mettre visuellement en œuvre ce principe d’influences, de
parallélismes et de réciprocités entre pôles culturels et langages
artistiques dans les grandes expositions internationales du centre
Georges-Pompidou, durant les années 1970-1980 : Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou.
2Mais
comment transposer ce principe qui a montré toute sa pertinence pour
retracer les voies d’invention de la modernité à une notion aussi
indéterminée que celle d’« occulte » ? « La présente exposition
s’attache aux relations des arts, de la littérature et de la science
avec les croyances au surnaturel, à la magie et aux diverses formes de
l’ésotérisme, de 1750 à 1950 », déclare le concepteur qui se propose de
donner à voir le « négatif de l’Europe des lumières » (p. 68), ses
permanences et recompositions tout au long du xixe
siècle, enfin ses transpositions dans les mouvements des avant-gardes
jusqu’à la fin du surréalisme. Ambitieux, le propos n’est pas
entièrement nouveau. Plusieurs expositions, depuis vingt ans, ont traité
de moments particuliers de cette histoire. Le magnétisme et
l’hypnotisme étaient bien sûr présents dans L’Âme au corps, art et sciences, 1793-1993, en 1993 au Grand Palais, sous la direction de Jean Clair et Jean-Pierre Changeux. Déjà inscrites dans les Trajectoires du rêve, du romantisme au surréalisme,
présentées au Pavillon des arts en 2003 sous la direction de Vincent
Gille, les démonstrations photographiques du spiritisme et des
« sciences psychiques » étaient au centre de l’exposition Le Troisième Œil. La photographie et l’occulte,
coproduite en 2004 par le Metropolitan Museum de New York et la Maison
européenne de la photographie à Paris, sous la direction de Clément
Chéroux et Andreas Fischer. Martin Myrone a présenté en 2006 à la Tate
Britain les deux grands peintres anglais de l’imaginaire gothique : Gothic Nightmares: Fuseli, Blake and The Romantic Imagination.
Enfin, en 2009, on pouvait voir à Lille une histoire visuelle de
l’inconscient et de ses appropriations par les avant-gardes
artistiques : Hypnos. Images et inconscients en Europe (1900-1949),
sous la direction de Christophe Boulanger. L’installation proposée par
Fauchereau se distingue d’abord par son ampleur : près de cinq cents
œuvres sont rassemblées pour mettre en perspective ces différents
moments, et plus de trois cents livres, documents et instruments
composent, en quelque sorte, deux expositions secondaires à l’intérieur
de l’espace muséal pour conjuguer les perspectives picturales,
textuelles et expérimentales. Mais, comme le montrent les textes que
signe l’historien de l’art dans le catalogue, ces œuvres ne sont pas
seulement convoquées pour déployer une histoire des formes et des
circulations thématiques. L’ambition est de proposer quelque chose comme
une histoire des religions renouvelée par la confrontation entre les
diverses expressions picturales, littéraires, architecturales, musicales
qui ont donné une existence sensible à des cosmologies hétérodoxes, du
point de vue de la Raison comme du point de vue des Églises. Ce projet,
en soi passionnant, est-il vraiment mené à terme ?
fig. 1 L’Illustration, journal universel, 7 et 14 mai 1853.
Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire. Photo D.R.
3Depuis
la grande étude d’Auguste Viatte sur l’importance des mouvements
occultistes et théosophiques dans la genèse de la littérature moderne1,
les recherches se sont multipliées dans toutes les disciplines des
sciences humaines pour restituer la complexité de ces spéculations
métaphysiques ainsi que des formes sociales et rituelles appelées à les
prendre en charge. Le parcours de l’exposition commence avec ce
pré-romantisme qui voit se multiplier les affiliations aux clubs, loges
et confréries, qui réécrit les Écritures et incite des aristocrates à
communiquer avec les anges et les morts en relisant les textes antiques
et en se mettant à l’écoute de la parole paysanne. Comme il se doit, on
fait commencer cette fascination avec Emanuel Swedenborg (1688-1772). Le
savant suédois s’est d’abord distingué comme mathématicien, avant de
traverser une longue crise qui présentait tous les aspects d’une
possession par des morts diabolisés ; il s’en libéra à la manière des
mystiques chrétiens par une vision du Christ qui l’institua en messie
d’une foi nouvelle. À partir de 1745, le « prophète du Nord » peut, dès
lors, commencer la rédaction des dix-huit volumes de ses Arcanes célestes,
auxquels s’ajoutera une intense production apocalyptique pour annoncer
l’entrée dans l’ère de la nouvelle Jérusalem à partir de l’an 1757. Le
préromantisme donne aussi naissance au roman gothique avec Le Château d’Otrante : histoire gothique
(1764) d’Horace Walpole qui, dit-on, a influencé Walter Scott et ses
nombreuses scènes de sorcières, de spectres et de fées. À cette
inspiration se rattache le Manfred de Byron qu’illustre, un peu plus tard, le peintre Charles Durupt en représentant une apparition féerique dans son Manfred et l’esprit (1831).
4Cependant,
le parcours qui commence avec les romantiques appréhende la relation
entre peinture et littérature comme essentiellement illustrative – ainsi
du traitement des personnages et des thèmes shakespeariens chez des
artistes aussi différents que Richard Dadd, Johann Heinrich Füssli,
Theodor von Holst, Théodore Chasseriau. La part belle, bien sûr, revient
à Füssli dont le Robin Goodfellow-Puck (1787-1790), le farfadet du Songe d’une nuit d’été
de Shakespeare, illustre la couverture du catalogue. Mais, pour rendre
compte des liens entre peinture et littérature, suffit-il d’identifier
les motifs qui circulent des livres aux tableaux ? Füssli, ce « Suisse
sauvage » qui arrive en Angleterre à la veille de la naissance du roman
gothique, participe pleinement à ce premier romantisme anglais peuplé de
sorcières, d’esprits et de revenants, qui mêlent horreur et humour tout
en étant des objets sérieux du débat théologique et juridique. Encore
faut-il rappeler que la centralité de la référence shakespearienne, loin
de relever du seul intérêt particulier de l’artiste, est largement
sollicitée par une entreprise de construction nationale de grands
auteurs. Le projet de grande édition illustrée des œuvres de Shakespeare
pour lequel on a passé commande de plus de cent cinquante toiles à une
trentaine de peintres fait surgir une multiplicité d’initiatives
commerciales concurrentes qui font travailler peintres et graveurs2.
De quel répertoire de formes dispose-t-on, alors, pour faire
« apparaître » cette pluralité d’êtres de l’au-delà ? Y a-t-il des codes
iconographiques disponibles pour distinguer diverses catégories
d’apparitions – sorcières, esprits, spectres, fées et revenants – et
diverses catégories d’expériences oniriques et visionnaires ? Sur ce
point, les œuvres exposées comme le texte signé par Fauchereau –
« L’Europe de l’obscur » – laissent le visiteur et le lecteur tout aussi
dépourvus. À l’évidence, la manière adoptée pour figurer les êtres du
sommeil de La Reine Mab (1814) n’est plus celle du Réveil de Titania
(1785-1790), et le qualificatif de « lyrisme maniériste » est bien
insuffisant pour caractériser des changements de régime figuratif entre
un thème littéraire et sa reprise picturale au sein même d’une
trajectoire singulière d’artiste.
5De la même manière, on attendrait que la série des Caprices de Goya – dont le fameux Le sommeil de la raison produit des monstres
– soit commentée non tant du point de vue de la psychologie ou de la
posture critique de l’artiste, pour décider si ce dernier est ou non
sous l’emprise de réalités occultes, que du point de vue des techniques
figuratives employées pour produire un effet de fascination sur le
regard du spectateur. S’il existe des registres visuels, et pas
seulement littéraires, du fantastique, peut-on décrire les codes
figuratifs de cette alliance de vraisemblable et d’invraisemblable qui
permet de produire, chez le spectateur, l’impression d’un en deçà du
représenté, autant dire d’un impossible à représenter ? Il est dommage
que ces questions de méthode qui, chez les historiens médiévistes, ont
ouvert la voie à une anthropologie de l’image médiévale – pensons aux
travaux de Jean-Claude Schmitt nés, justement, du motif chrétien de La pythonisse d’Endor faisant apparaître devant Saül le spectre de Samuel – n’aient pas, semble-t-il, modifié la manière d’ensemble d’écrire cette histoire culturelle.
6En
revanche, les études plus resserrées qui, à partir de quelques
exemples, traitent à la fois des spéculations philosophiques ou
religieuses, des théories esthétiques et des formes expressives montrent
bien l’impossibilité de les dissocier pour qui veut « lire » dessins et
peintures. Le bel article que Roland Recht consacre à la singularité du
romantisme allemand rappelle l’ambition commune qui relie les sciences,
les arts et les croyances : saisir l’univers non sur le mode
nostalgique d’une totalité perdue mais comme désir d’une totalité en
devenir (p. 111). Le visiteur de l’exposition peut admirer une série
d’élégantes gravures du peintre Philipp Otto Runge. Elles composent un
cycle des Heures où le principe d’unité mystique de la Nature,
inspiré de l’imaginaire botanique de Goethe, se trouve figuré à travers
un jeu de compositions symétriques à interpréter en clé symbolique. À
lire Recht on apprend, en outre, que l’artiste entendait renouveler la
peinture de paysage pour « rendre visible, à l’aide de la couleur, la
Révélation divine » (p. 113) puisque l’apparition sur terre du bleu, du
rouge et du jaune équivaut, selon lui, à cette révélation. Deux autres
artistes – Caspar David Friedrich et Carl Gustav Carus, peintre et
médecin – représentent ce romantisme allemand incarné par Faust où le
tableau de paysage, montre l’historien de l’art, fonctionne comme une
icône, c’est-à-dire comme un « seuil » : il nous fait accéder à « cet
au-delà qu’est le paysage représenté » (p. 117).
7Le
deuxième volet de l’exposition, consacré aux « symbolismes », fait
découvrir des artistes et des œuvres moins connus. Les utopies
architecturales issues de toutes sortes de déclinaisons de la théosophie
côtoient les transpositions visuelles des mythologies nordiques. En
France, l’intérêt du peintre Paul-Élie Ranson pour la théosophie et le
spiritisme le distingue des autres nabis qui se réunissent dans son
atelier : on peut regarder son Christ et Bouddha, peint vers
1890 en incorporant des motifs végétaux égyptiens, comme l’équivalent
figuratif de cette « religion éternelle et universelle » rêvée par le
Strasbourgeois Édouard Schuré dans sa vaste fresque des Grands Initiés parue en 1889, avec pour sous-titre : Esquisse de l’histoire secrète des religions.
L’ouvrage, qui eut un immense succès, entendait lire en clé initiatique
et prophétique toutes les figures de fondateurs des religions
historiques en adoptant « le point de vue de l’ésotérisme comparé ».
Laurence Perry retrace la trajectoire intellectuelle et spirituelle de
l’écrivain dont les archives de Strasbourg conservent l’abondante
correspondance (p. 200-203).
8À
Paris, un Salon de la Rose-Croix, ordre kabbalistique créé en 1888 par
Stanislas de Guaïta et Joséphin Péladan, dit le Sâr Péladan, fixe des
règles strictes aux artistes qui y sont exposés : pas de scènes de la
vie contemporaine, pas de peintures d’histoire, pas de portraits, pas de
paysages réalistes. Au contraire de Gustave Moreau et d’Odilon Redon,
Carlos Schwabe accepte d’y exposer et dessine l’affiche pour l’année
1892 tandis qu’en Angleterre Yeats adhère à l’ordre rosicrucien de la
Golden Dawn tout en faisant de la « Rose secrète » le motif de son
inspiration poétique (p. 151). Durant de brèves années, ce mouvement, en
France, a également eu son musicien en la personne d’Erik Satie qui a
composé des Sonneries de la Rose-Croix pour l’ouverture du
Salon de 1892. Trois ans plus tard, rappelle Fauchereau, le musicien
fondera sa propre « Église métropolitaine d’art de Jésus conducteur ».
Mais quels pouvoirs un artiste reconnaît-il à l’art lorsqu’il entend
combattre la société par les moyens de la musique et de la peinture, au
sein d’une « Église » dont il ne sera jamais que le seul adepte ? Sans
doute la notion anthropologique de « religion de l’art »
permettrait-elle d’interroger en clé de transfert de sacralité, et non
de fascination pour le religieux, fût-il hétérodoxe, l’engagement de bon
nombre d’artistes rassemblés sous la catégorie stylistique de
« symbolistes ».
9C’est
le cas, me semble-t-il, de tous ces peintres lituaniens et estoniens
qui ont souvent travaillé à Saint-Pétersbourg – Boleslas Biegas, Rüdolfs
Përle, Kristian Raud, Kazys Šimonis, Mikalojus Konstantinas Čiurlionis –
et dont la réunion dans l’exposition constitue une vraie découverte.
Parmi eux, le peintre musicien Čiurlionis (1875-1911), originaire de
Lituanie, bénéficie d’une attention particulière. Lors d’une longue
conversation avec François Angelier, dans le cadre de l’émission
radiophonique « Mauvais genres », Fauchereau a rappelé qu’à la
réouverture de l’aéroport de Vilnius, en 1990, il se trouvait dans le
premier avion pour aller voir les peintures d’un artiste dont la
démarche lui paraissait proche d’un Vassily Kandinsky ou d’un Kazimir
Malevitch : « supprimer la figuration pour ne garder que les couleurs et
les formes qui doivent signifier par elles-mêmes3 ».
Au nombre important de ses tableaux présentés dans l’exposition répond
le texte qu’Osvaldas Daugelis consacre, dans le catalogue, à l’activité
de compositeur du peintre (p. 207-209). Celui que le critique Boris
Leman qualifia, en 1913, de seul homme digne d’être appelé adepte de la
religion du cosmos, mais qui refusait que l’on rattache son œuvre à une
inspiration théosophique, entreprend en 1902 de traduire son inspiration
musicale en compositions picturales fondées sur l’analogie entre les
couleurs du spectre solaire et les tons de la gamme chromatique.
L’exposition donne à voir quelques-unes des œuvres peintes qui, par leur
nom, se répondent comme les mouvements d’une sonate – Sonate du soleil, Allegro, Andante, Scherzo, Finale
(1907) – ainsi que tout le cycle qui transpose les signes du zodiaque
en paysages métaphysiques (1906-1907). Incompris de ses contemporains de
Vilnius, le cycle inachevé de La Création du monde vaut à Čiurlionis la reconnaissance des groupes pétersbourgeois rassemblés autour des revues Le Monde de l’art et Apollon.
Après un séjour à Saint-Pétersbourg marqué par la misère matérielle,
l’épuisement physique et psychique, il meurt en 1911 dans une clinique
psychiatrique près de Varsovie. Ajoutons que la reconnaissance en Russie
s’affirme tout de suite après cette mort prématurée mais la guerre,
puis la révolution, contribuent à faire disparaître de la culture russe
le peintre musicien engagé dans l’exploration des littératures et des
chants populaires lituaniens. Seuls, au milieu des années 1920, des
chercheurs rassemblés autour du psychiatre Pavel Karpov au sein de
l’Académie des sciences artistiques pour interroger les rapports entre
création et folie continueront à s’intéresser à son œuvre, avant que les
critiques d’art occidentaux commencent à le redécouvrir dans les années
1970 et reconnaissent sa place dans la transition vers l’abstraction.
10L’historien de l’art Christoph Wagner rappelle les explications classiques de la naissance de l’art abstrait au début du xxe
siècle – théorie de la relativité comme modèle des changements radicaux
de vision du monde, nouveaux dispositifs de visualisation et
d’imagerie, rivalité de la peinture avec la photographie et le cinéma –
et l’exigence novatrice de remonter jusqu’au xviiie
siècle pour identifier une « préhistoire » de l’art abstrait. Ce n’est
qu’assez récemment que les historiens de l’art ont reconnu les
relations, parfois très directes sur le plan d’une histoire des idées ou
de cosmologies personnelles, entre les doctrines dites ésotériques et
les diverses expressions d’avant-garde. Elles constituent le troisième
volet où, à côté d’artistes attendus – Kandinsky, Malevitch, Piet
Mondrian, Frantisek Kupka –, apparaissent des auteurs moins familiers,
tels Jànos Mattis Teutsch, Janus de Winter et Wilhelm Morgner, qui
appartiennent à la même mouvance du Blaue Reiter. Cependant, reconnaître
l’importance de la théosophie pour la naissance de la peinture
abstraite ne consiste pas à affirmer l’adhésion des artistes à un
prophétisme religieux gouvernant la constitution de collectifs soumis à
de nouvelles règles de vie. Il s’agit de contextualiser les mondes de
référence et les schèmes de pensée qui sous-tendent le travail réflexif
parallèle au travail technique d’expérimentation de nouveaux registres
expressifs. Dans certains cas, cette quête peut s’inscrire, de manière
imaginaire, dans une pensée cosmologique, comme l’atteste le titre donné
par Kandinsky à un cycle de gravures, Petits Mondes (1922), où
les formes de composition par lignes, points et couleurs qui
« dématérialisent » la peinture se veulent en analogie avec les
« compositions de la nature ». Mais c’est en vertu du principe de
transposition synesthésique que les couleurs sont assimilées à des
entités agissantes.
11Plus
troublante est la référence à des univers symboliques rares dans un
lieu que l’on n’avait, jusqu’à il y a peu, jamais questionné sous cet
angle : l’école d’art du Bauhaus, qui vient de faire l’objet d’une
passionnante enquête collective dirigée par Wagner4.
Rationalisme et fonctionnalité ne sont pas les seules valeurs qui ont
présidé aux recherches de ce groupe auquel, en 1919, Walter Gropius
donnait pour programme de « créer un homme nouveau ». L’historien de
l’art énumère « l’étourdissante multiplicité » des intérêts les plus
divergents en matière de spiritualités, de réformes du mode de vie et de
mises en ordre du monde, avec une présence marquante du zoroastrisme
dont une communauté de pratiquants est installée à Herrliberg, sur les
bords du Walensee. Cette référence vécue au cours de séjours dans cette
communauté est, notamment, la « clé iconologique » des travaux de
Johannes Itten, telle cette composition calligraphique – Inspirer, expirer (1922)
– qui transpose une maxime de Jakob Böhme au savoir zoroastrien (p.
261-263). Une place à part est faite au Strasbourgeois Jean Arp, dont La Tête de lutin (1930) figure parmi d’autres œuvres nourries d’une réflexion sur la mort.
12Enfin,
aux constellations surréalistes est dédiée la quatrième partie de ce
voyage dans l’envers des lumières et dans la part nocturne de chacun des
grands mouvements artistiques qui en sont issus, avec des œuvres de Max
Ernst, André Masson, Joseph Šima – le peintre du groupe du Grand Jeu
–, Salvador Dali, Victor Brauner, et d’art brut. Les quelques lignes
consacrées au groupe de Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et André
Rolland de Renéville font, là encore, regretter l’absence de
communication entre historiens de l’art et anthropologues. « Pour
étranges qu’elles soient, leurs expériences ne sont pas exactement
occultes mais relèvent d’une alchimie de l’esprit (ils cherchent ainsi à
s’approcher au plus près de la mort) », écrit Fauchereau (p. 293). À
vrai dire, une description ethnographique de ces expériences très
codifiées de dérèglement des sens n’a, en effet, nul besoin de recourir à
la notion d’occulte. Il s’agit d’une transposition, dans le style de
l’artiste voyant, de tous ces jeux d’exploration, non de la mort, mais
de la frontière entre les vivants et les morts nécessaires à
l’acquisition de la masculinité dans les sociétés européennes5.
On saura gré à Annie Le Brun d’avoir, dans un bel article – « Cette
échelle qui s’appuie au mur de l’inconnu » (p. 315-337) –, insisté sur
la dimension d’exploration ludique de toutes les potentialités offertes
par les diverses techniques divinatoires conjuguée à cette unique
certitude, écrit-elle, qui anime la quête surréaliste : « une incroyance définitive ».
Non sans humour, cette traversée des multiples provinces de l’autre
monde offerte par l’exposition se termine sur une sculpture en bronze
que Jacques Hérold a réalisée en 1947 à la demande d’André Breton, bien
nommée Le Grand « Transparent ».
fig. 2 Victor Brauner, Chimère, 1939, huile sur toile.
Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain. © M. Bertola/musées de Strasbourg-ADAGP Paris, 2013.
13Ainsi,
d’une période à l’autre, le spectateur est invité à suivre les
continuités et les transformations de motifs et de figures : par
exemple, celle de la sorcière et de sa métamorphose en médium spirite,
ou celle d’Isis dont Fauchereau a fait comme une sorte de fil rouge en
se fondant sur l’étude de Jurgis Baltrusaïtis, La Quête d’Isis
(1967). La métamorphose de la sorcière en médium spirite est plus
particulièrement prise en charge par les deux expositions
complémentaires. Un monde d’écrits et d’images présente les
trésors du cabinet des Estampes et de la Bibliothèque universitaire de
Strasbourg que Daniel Bornemann, conservateur des réserves, a ordonnés
par grandes civilisations et par périodes historiques. C’est dire que se
trouve reconduite, et non pas questionnée, l’extension démesurée que le
xixe siècle a
donnée au terme « occulte » en le traitant comme un substantif. Quelques
tablettes mésopotamiennes et papyrus égyptiens côtoient les traductions
de Marsile Ficin et les éditions renaissantes des oracles sibyllins.
Aux dessins et gravures qui, du xvie au xxe siècle, ont illustré La Divine Comédie, aux grands manuels de l’Inquisition et aux multiples traités d’apparitions des anges et des esprits du xviiie
siècle répondent les chevauchées de sorcières d’Albert Dürer et les
sabbats d’Hans Baldung Grien ou de Marcantonio Raimondi qui font entrer
la sorcellerie dans l’art, et les tentations de saint Antoine gravées
par Lucas Cranach et Jacques Callot. Peut-on assimiler à autant de
« spéculations sur l’au-delà » et de représentations du « monde à
l’envers » des figures sociales, des logiques symboliques et des genres
narratifs ou figuratifs aussi divers ? En revanche, le dossier rassemblé
sur Cagliostro et les nombreux ouvrages de Swedenborg, Ludwig Lavater,
Louis-Claude de Saint-Martin, Karl Christian Kichner, Johan Kaspar
Lavater et Heinrich Jung témoignent, directement, de la singulière
identité de Strasbourg, ville-carrefour de tous les mouvements, groupes
et sociétés illuministes (p. 42), ville dont l’exposition dessine comme
une contre-histoire.
fig. 3 Albrecht Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable, 1513, gravure au burin.
Strasbourg, cabinet des Estampes et des Dessins. © M. Bertola/musées de Strasbourg.
14La seconde exposition, Quand la science mesurait les esprits,
n’apprendra rien aux spectateurs qui ont vu, en 2004, les
matérialisations photographiques d’esprits, de défunts, de pensées à la
Maison européenne de la photographie de Paris. Quant aux articles du
catalogue, ils se contentent de résumer les analyses d’une histoire
culturelle des sciences et de la photographie qui s’obstine à ignorer le
questionnement des anthropologues sur le renouvellement de l’expérience
de croyance produit par la preuve photographique, indissociable d’une
exploration par les acquéreurs de ces images de l’identité du signe
photographique ainsi que des lieux de sollicitation, voire de
négociation, d’un récit autobiographique pour réécrire le sujet moderne6.
15Voir
et revoir, rassemblées en un même lieu, autant d’œuvres considérables,
dispersées dans les musées de tout un continent, constitue en soi un
événement. Cependant, comme en témoigne la perplexité des commentateurs,
confrontés à une vertigineuse entreprise dont tous ont salué la
richesse, l’importance et l’ambition, il est bien difficile d’adhérer à
l’une des thèses sous-jacentes, que Fauchereau a explicitée dans les
nombreux entretiens donnés à la presse, à savoir la continuité
transhistorique de « la croyance en des forces occultes, bénéfiques ou
maléfiques… aussi ancienne que l’humanité elle-même » (p. 67). Ne nous
reconduit-elle pas aux théories de l’origine de la religion qui
nourrissaient, il y a plus d’un siècle, le débat anthropologique ? Et,
en donnant à la notion d’occulte une extension aussi indéfinie, n’est-ce
pas se priver des moyens de proposer une interprétation d’ensemble de
toutes les déclinaisons d’un bouleversement culturel dont certaines
études de cas présentées ici nous montrent la richesse : la naissance et
les formes diversifiées d’une religion de l’art ?
Notes
1 Auguste Viatte, Les Sources occultes du romantisme. Illuminisme et théosophie, 1770-1820. I, Le Préromantisme. II, La Génération de l’Empire, Paris, Honoré Champion, 1979 (1re éd. 1927).
2 Voir Laurent Bury, « L’homme qui aimait les spectres », Sillages critiques 8, 2006 : 85-99.
3 France Culture, « Mauvais genres », 9 octobre 2011.
4 Christoph Wagner (dir.), Das Bauhaus und die Esoterik. Eine Revision der Moderne, Regensburg, Schnell und Steiner, 2009.
5 Cette ethnographie est possible grâce au récit autobiographique de Pierre Minet, La Défaite, Paris, éditions du Sagittaire, 1947. L’auteur a participé en témoin aux déambulations nocturnes des « simplistes » dans Paris.
6
Sur ces questions, je me permets de renvoyer à Giordana Charuty, « “ La
boîte aux ancêtres ”. Photographie et science de l’invisible », Terrain 33, 1999 : 57-80, ainsi qu’à « La double vie de l’âme », in Anna Iuso (dir.), La Face cachée de l’autobiographie, Carcassonne, Garae Hésiode, 2011 : 83-115.
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Pour citer cet articleRéférence papierGiordana Charuty, « « L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte, 1750-1950. » », Gradhiva, 17 | 2013, 208-219.Référence électroniqueGiordana Charuty, « « L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte, 1750-1950. » », Gradhiva [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 28 mai 2013, consulté le 26 septembre 2013. URL : http://gradhiva.revues.org/2681Haut de page AuteurGiordana Charuty
EPHE – IIAC - Lahic
giordana.charuty@laposte.net Articles du même auteur
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